Cet article est une retranscription de l’épisode N°422 de Podcast Science : « Dendrochronologie : les cernes du temps« . Dans cet article, découvrez d’où vient le bois et comment on peut l’utiliser pour retracer le cours du temps.
Si les plantes ne peuvent pas parler avec une bouche, entendre avec des oreilles, voir avec des yeux, ou grandir de la même façon que ce que nous projetons sur un animal, elles peuvent nous dire des choses de bien des façons. Dans cet épisode, on va surtout parler des arbres et de la façon dont ils peuvent nous renseigner sur… le passé !
Les plantes sont toutes immobiles (ou presque)
Tout d’abord, il faut se souvenir que les plantes ne se déplacent pas. Non, ne vous insurgez pas. C’est vrai qu’il y a quelques exemples de plantes qui se déplace “se déplacent”. Par exemple, le palmier marcheur (Socratea exorrhiza), ou palmier à échasse, en Amérique du Sud, capable de faire pousser de grandes racines sur le côté du tronc, parfois lorsque son environnement n’est pas optimal. En cas d’incident ou de catastrophe naturel, si le tronc vient à plier, à tomber, à casser… les racines latérales peuvent prendre le relais et devenir l’axe principal du tronc, pour que le palmier repousse. En abandonnant ses racines précédentes, le palmier s’est donc… “déplacé”. Pour découvrir un portrait de cet arbre, rendez-vous dans cette vidéo de Francis Hallé.

Une autre plante qui se déplace, fait partie de la famille de celles que l’on appelle poétiquement les “virevoltants” ou “tumbleweeds” en anglais. Vous savez, ces plantes dont l’image est étroitement associée aux scène de western dans des villages fantômes abandonnés.


Des plantes comme la soude roulante (Salsola tragrus), la soude brûlée (Salsola kali) peuvent sécher intégralement et se désolidariser du sol, pour se déplacer au gré du vent et disperser leurs graines, qui germeront au prochain point d’eau. Pour des plantes comme la sélaginelle (certains l’appellent la Rose de Jéricho), c’est encore plus impressionnant puisqu’elle peut intégralement se déssécher, puis se réhydrater – phénomène que l’on appelle la reviviscence.
Bon c’est rigolo les virevoltants, mais ça peut être un peu envahissant… je pense notamment à une photo de maison que j’ai croisé sur le net, dont l’entrée est complètement bloquée par ces plantes…
Enfin bref, à part ces quelques exemples, globalement les plantes sont sessiles : un mot compliqué pour dire une chose simple, elles ne bougent pas et sont ancrées dans le sol. Comment faire tout ce qu’on a dit précédemment : grandir, se nourrir, se reproduire, sans jamais pouvoir bouger ?
La croissance des plantes : en long, en large, en travers
Pour le comprendre, il faut qu’on fasse un peu d’anatomie végétale et qu’on comprenne un peu mieux comment les différentes parties d’une plante s’articulent entre elles.
Une plante pousse en partie dans le sol, dans lequel elle s’ancre grâce à ses racines. De là partent une ou plusieurs tiges, sur lesquelles s’agencent les feuilles. Ces feuilles peuvent prendre toutes sortes de formes, mais ont pour fonction principale de faire la photosynthèse, c’est à dire de produire les sucres nécessaires à la biologie de la plante grâce au dioxyde de carbone et à l’énergie lumineuse.
Alors encore une fois, ce n’est pas vrai pour toutes les plantes : certaines ont des racines aériennes. Comme certaines orchidées tropicales, ou les tillandsias (aussi surnommées « filles de l’air ») qui poussent avec l’humidité ambiante et n’ont pas besoin d’aller pomper l’eau du sol.

Mais passons, le dernier truc important que doit faire une plante pour passer à la “postérité” si je peux m’exprimer ainsi, ce sont des organes reproducteurs. Là, je pourrai vous faire un dossier entier là dessus, mais entre les spores, les cônes, les fleurs simples, les fleurs complexes, les stratégies de reproduction triviales ou fantastiques… côté végétal, il y a de la créativité. Vous pourrez découvrir tout ça dans un prochain article.
Ce qu’il est important de retenir, c’est que la plupart des plantes qu’on connaît et que l’on croise au quotidien s’organisent selon un axe principal (la tige) et que de cet axe partent des feuilles, ou d’autres axes secondaires.
Croissance primaire
La croissance d’une plante se fait en hauteur, ce dont on peut se convaincre assez facilement en observant une tige de bambou pousser, à la vitesse incroyable d’au moins 60cm par jour. Elle résulte de la multiplication de cellules à l’intérieur de zones de prolifération nommées les « méristèmes », ainsi que de l’allongement des cellules existantes.
La croissance en hauteur est possible car les cellules végétales sont entourées d’une paroi rigide (c’est la grande différence entre une cellule animale et une cellule végétale). Dans cette paroi, on retrouve des molécules qui rigidifient leur structure : un polymère de sucres que l’on appelle la cellulose, enrobé d’un gel chimique de pectines, qui fait office de ciment. Vous savez les pectines c’est ce qu’on utilise pour faire gélifier une confiture ou un gâteau quand on fait cuire la peau des pommes.



Bref, cette paroi constituée de cellulose et de pectine s’appelle sobrement : “la paroi pecto-cellulosique”, constituée de fibres de cellulose, d’hémi-cellulose (en rouge) et reliées à des molécules de pectine (en vert). La pression de l’eau à l’intérieur d’une structure que l’on appelle la vacuole va pousser sur cette paroi et en permettre l’allongement, sans qu’elle n’éclate.
Croissance secondaire
Sur les cellules les plus rigides sont également agrémentées d’un autre polymère : la lignine. La lignine c’est une molécule formidable et diablement solide qui permet de rajouter une rigidité supplémentaire aux tiges des plantes. La synthèse de cette molécule apparaît vraisemblablement avec les premières fougères, les Ptéridophytes, qui sont les premières espèces a avoir développé des vaisseaux conducteurs pour transporter l’eau à travers leurs feuilles. Cela ferait remonter cette innovation à entre 475 et 380 millions d’années. Certains chercheurs ont néanmoins trouvé des algues produisant de la lignine et pensent que cette molécule aurait pu déjà exister au moment où la lignée des plantes s’est séparée de la lignée des algues, il y a 1 milliard d’années. (1)

Ainsi le premier arbre véritable, l’Archaeopteris (à ne pas confondre avec l’acheroptéryx) aurait été le premier végétal à utiliser la lignine pour fabriquer du bois à partir d’une zone de croissance secondaire, capable de générer de la matière en épaisseur plutôt qu’en hauteur. (2)

Si certains désignent par bois tout ce qui contient de la lignine, qui est effectivement le composant majoritaire du bois (et qui d’ailleurs ça veut dire “bois” en latin) nous utiliserons une autre définition. Le bois est une structure rigidifiée de soutien pour une plante, issue de la croissance d’un méristème secondaire. C’est quoi un méristème secondaire ? Une zone de croissance qui se met en place une fois que la plante est déjà bien développée en hauteur, et qui permet la croissance en épaisseur.
La croissance en épaisseur se fait sur un cercle concentrique, à partir d’une zone de croissance qu’on appelle le cambium et à partir duquel sont produites des vaisseaux conducteurs :
- les vaisseaux de phloème, plutôt à l’extérieur du cercle, qui transportent la matière organique, les sucres, etc de haut en bas, des feuilles vers les racines
- Les vaisseaux de xylème, plus à l’intérieur qui transportent l’eau et les minéraux de bas en haut, des racines vers les feuilles.
Chaque année, ces vaisseaux vont se régénérer, poussant vers l’extérieur, tandis que l’intérieur du tronc va mourir petit à petit ce qui, années après années créé des strates en épaisseur de croissance.
Si on laisse suffisamment pousser en épaisseur, on peut également avoir une nouvelle couche de cellules qu’on appelle en langage scientifique “assise subéro-phellodermique” (pour briller en société), mais qui en gros est une couche à partir de laquelle sont qui produits le liège (suber), et qui s’ajoute à l’écorce, une couche de protection supplémentaire autour du bois de l’arbre. L’écorce étant tout ce qui est au dehors de la limite du cambium.

Ce type de méristèmes n’existe que dans l’un des deux groupes constituant les plantes à fleurs (Angiospermes) : les eudicotylédones, mais pas chez les plantes dites monocotylédones. Le palmier ne fait ainsi pas de bois, même s’il est rigidifié. On l’appelle un stipe, plutôt qu’un tronc. En revanche, il y a des méristèmes secondaires chez les Gymnospermes (donc la famille des sapins). Le bois produit chez eux est très différent puisqu’il ne contient pas de beaux vaisseaux différenciés, comme le xylème des Angiospermes (3).
Illustrons ce que ça donne, concrètement :
Alors prenons un arbre entier, IMAGINEZ UN BEAU CHENE et coupons son “fût”.
Parenthèse vocabulaire : Le tronc, c’est toute la partie centrale de l’arbre qui porte les branches, le fût c’est juste la section d’arbre entre le sol et le début des premières grosses branches.

Dans sa partie centrale on va retrouver le xylème mort des années précédentes, qu’on appelle aussi le duramen ou bois de coeur. A part assurer le maintien de l’arbre, ça ne sert pas à grand chose, c’est d’ailleurs pour ça qu’on retrouve des arbres quasi creux, qui pourtant sont en pleine forme : les vaisseaux conducteurs actifs sont à l’extérieur du tronc.
Dans sa partie externe on retrouve l’aubier, le bois vivant dans laquelle la sève circule encore et qui se renouvelle chaque année. Cette zone est souvent plus claire chez certaines espèces comme notre chêne. Maintenant que vous avez une parfaite image mentale de la croissance en épaisseur des arbres, passons à la pratique.
Compter ses cernes : émergence de la dendrochronologie
Si ces arbres grandissent chaque année en épaisseur : ne serait-il pas possible de compter le nombre de cernes de croissance en épaisseur, pour donner l’âge d’un arbre ?
Mais qui a eu cette idée folle le premier me direz-vous ? Je n’en sais trop rien, beaucoup de gens avaient déjà du se rendre compte que les arbres grossissaient en épaisseur au fil du temps, et à intervalles réguliers… On sait que Léonard de Vinci au XVème siècle les avaient déjà représentées de façon détaillée.
Par contre, ce que l’on sait, c’est que la personne qui a poussé ce principe jusqu’à en faire quelque chose pour de bon n’était autre qu’un… physicien et astronome américain : Andrew Ellicott Douglass. (A lire : l’astronome qui regardait à l’intérieur des arbres)

En 1894, on l’envoie construire un observatoire astronomique en Arizona. A force de collecter du bois d’endroits différents pour le chantier, il se rend compte que le schéma de croissance des cernes de certains arbres est similaire. En 1910, il pose donc les bases d’une nouvelle discipline : la dendro-chrono-logie, dendros étant la racine grecque de “arbre”, kronos la racine grecque de “temps”, et logos renvoyant à l’”étude” (tout comme bio-logie, étude du vivant, géo-logie, etc…)
La dendrochronologie est donc une science qui repose sur la mesure de la largeur des cernes annuels de croissance et sur leur datation précise.
Approché par un archéologue et financé par la National Geographic Society, il se lance dans la datation des ruines amérindiennes semi-troglodytes dispersées aux Etats Unis, dont on ignore alors quasiment toutes l’histoires. Ces travaux permettent de retracer l’origine de certains de ces villages à l’an 1073 ! Une date qui ressemble à la préhistoire pour beaucoup d’américains, qui sont arrivés bien après notre “Moyen Age”. (4)

Après ces premières datations archéologiques en 1920, il finit par fonder le laboratoire de dendrochronologie à Tucson en Arizona et travaille sur des séquoias géants millénaires… bref, c’est vraiment devenu le père de la dendrochronologie.
Ensuite en Europe, ce sont des noms comme Edmund Schulman (1908-1958) ou Fritz Schweingruber (1935-) qui feront évoluer la discipline. Comme nous avons la fâcheuse tendance d’être toujours à la traîne, la dendrochronologie ne fait son apparition en France que vers la fin des années 1980, avec un essor de son développement au début des années 2000.
Principes de la dendrochronologie
Cette science et notre capacité à utiliser les cernes des arbres repose sur trois grands principes.
Premier principe : sous nos climats, les arbres produisent une cerne par année
Je vous l’ai expliqué tout à l’heure, entre mars et octobre pour des arbres de régions tempérées. Les arbres qui perdent leurs feuilles à l’automne et qui reviennent au printemps (on dit qu’ils sont “décidus” d’ailleurs, si vous voulez apprendre un nouveau mot. Chaque année, donc, de nouveaux conduits de xylème et de phloème sont produits.
Chaque cerne d’un arbre est composée de bois initial, généré au printemps, lorsque l’arbre a une croissance rapide – et de bois final généré à la fin de l’été, lorsque la croissance ralentit. Un cerne c’est donc un enchaînement de vaisseaux assez larges, puis de vaisseaux plus fins chaque année, si tout se passe bien.

L’aspect, en gros plan de ces cernes dépend de l’essence d’arbre que l’on observe.

Second principe : La largeur de la cerne est liée aux conditions de l’environnement
Ce qui est formidable chez les plantes, c’est qu’elles prennent ce qu’on leur donne. Regardez les bonsaïs : si vous mettez un gros arbre dans un tout petit pot, il ne poussera pas bien haut. A force de le tailler et de le contraindre dans un petit espace, son allure va être celle d’un petit arbre minuscule. Pour les plantes dehors, c’est la même chose : donnez leur de l’espace, de l’amour et de l’eau fraîche (bon j’ai un doute pour l’amour, mais l’eau fraîche c’est important) et elles grandiront plus vite cette année là que l’année où il manquera d’eau. Cette vitesse de croissance se traduit directement dans l’allure du tronc et le diamètre d’une cerne.

Les années fastes, on verra le développement de vaisseaux de bois plus larges, permettant de faire passer plus d’eau. Tandis qu’à l’inverse, les vaisseaux seront plus fins et la couche de bois produite en une année plus petite s’il fait sec.
Tout cela fait que… de fil en aiguille, chaque arbre a dans son épaisseur une sorte de code barre en relief qui est propre à son historique de vie.
Troisième principe : les conditions environnementales sont uniformes sur une surface donnée.
Ces variations climatiques impactant les variations de croissance sont similaires dans une même région du globe, voire sur l’ensemble de la planète. Une grosse éruption volcanique peut par exemple potentiellement affecter la croissance de tous les arbres à la fois, en provoquant un changement de luminosité planétaire, etc… On peut donc faire de “l’interdatation” ou de la synchronisation entre plusieurs échantillons de la même essence d’arbre dans une même région géographique.
Tout cela fait que :
Pour déterminer l’âge d’un arbre, contrairement à ce que l’on pense : “comptons les cernes”, le nombre de cernes donnera le nombre d’années – en réalité il faut analyser le pattern, le motif des cernes qui forme comme un code barre. Grâce à des bois de référence de plusieurs époques dans plusieurs bâtiments et architectures, on peut ainsi remonter dans le temps. En recoupant des arbres d’âges différents et les motifs de leurs cernes, on peut reconstituer des échelles de temps jusqu’à plusieurs centaines d’années en arrière, de façon assez précise et comparer chaque nouveau profil de cerne à une échelle de référence.
Comment se passe un prélèvement ?
En pratique, comment cela se passe-t-il. Pour avoir accès à toutes les cernes d’un tronc, il faut procéder à un carottage. Il s’agit de prélever une carotte avec un petit outil qui s’appelle une … carotteuse, ou plutôt une tarière. Si vous voulez vous faire une idée, voici la vidéo d’une pub pour une “Tarière de pressler” :
Pour être le plus précis possible, il faut idéalement prélever plusieurs échantillons à des endroits différents, afin de pouvoir recouper les informations au cas où l’une des carottes est abîmée, au cas où les cernes ne sont pas lisibles à un endroit…
Concrètement, cela se pratique environ à 1m30, donc à hauteur d’homme : déjà parce qu’on ne se casse pas le dos pour le faire… et je me suis vraiment posée la question de savoir si ce n’était pas la vraie seule raison, mais non. Cela permet aussi de faire diminuer les biais de structure de bois que l’on peut avoir à la base de l’arbre. Car il arrive que parfois, la base d’un arbre soit plus large qu’à mi-tronc, ce que l’on appelle l’empattement. Il existe aussi des biais liés à la concurrence de croissance lorsque l’arbre est très jeune. S’il est en compétition avec d’autres plantes, sa croissance en sera affectée au départ, ce qui impactera la forme des cernes. Bref il faut faire ça scientifiquement, méthodiquement, précisément… ce n’est pas pour rien que c’est une science à part entière !
Bon, super, on a un outil génial pour évaluer l’âge des arbres ! Et si on l’utilisait pour chasser le plus vieil arbre de la planète ?
Le plus vieil arbre du monde :
Alors justement, une anecdote intéressante de l’histoire de cette discipline : en 1963, Donald R. Currey a tenté de forer pour estimer l’âge d’un très vieux Pin de Bristlecone (Pinus longaeva) pour le nom scientifique). Pour vous faire une idée mentale de ces arbres : ce sont des pins très durs, très noueux, très solides, qui ont l’air souvent un peu dénudés parce qu’ils n’ont pas forcément beaucoup d’épines – et que le climat rend souvent tortueux. En tout cas ils sont suffisamment solides pour que notre scientifique ne parvienne pas à forer. Il a donc demandé l’abattage du pin dénommé “Prometheus” pour vérifier son âge : il se trouve qu’avec ses 4900 ans, il avait abattu le plus vieux pin du monde. Pas de bol Donald.
Heureusement, il y en a d’autres ! Le pin nommé “Mathusalem” est âgé de 4850 ans, plus qu’un petit demi-siècle avant de battre le record de Prometheus. D’autres, plus vieux encore, existent probablement – mais ils n’ont pas été trouvés ou mesurés pour le savoir… et quelque part, c’est peut être mieux comme ça ! Pour savoir quels sont les plus vieux arbres de la planète, rendez-vous sur ce site.
Méthodologie et alternatives
Bon c’est un petit problème méthodologique quoi cette histoire de forage… vous aimeriez, vous, qu’on vous transperce d’une carotteuse pour prélever une section de votre coeur, passant à travers les vaisseaux, et tout et tout ? Nan ça n’a pas l’air terrible.
Alors effectivement, si vous faites ça sur un arbre vivant, il ne crie pas. Par contre il est blessé et des vaisseaux ouverts aux quatre vents dans une forêt, c’est la porte ouverte aux parasites, aux bactéries, aux champignons, aux petits insectes xylophages, qui grignotent le bois et qui sont d’ordinaire exclus de l’intérieur du tronc par toutes sortes de couches de protection, comme l’écorce.
Prélever sur un arbre vivant, cela peut donc théoriquement fragiliser l’arbre, c’est pour ça qu’en général, les dendrochronologues rebouchent les trous de carottage (les plus courantes mesurent 40cm, et 5mm de diamètre) avec des petites baguettes de la même taille que le trou, désinfectées et enduites de cicatrisant pour arbre. Délicate attention en compensation, non ?
Une fois les échantillons prélevés en tout cas, les surfaces sont coupées à la lame de rasoir, parfois poncées. Grâce à des bancs d’analyse dendrochronologiques, on peut ensuite reconstituer le motif des cernes, les mesurer précisément grâce à des tables dotées de règles micrométriques électroniques, avec des précisions de l’ordre du 100ème de millimètre. Cela se présente comme un petit chariot que l’on fait bouger progressivement, tout en enregistrant au fur et à mesure la largeur de chaque cerne. Certains laboratoires comparent encore les motifs manuellement sur une table lumineuse (à l’ancienne), d’autres procèdent aux comparaisons informatiquement, grâce à des logiciels spécifiques.
Certains laboratoires disposent de microscopes qui permettent d’analyser la structure du bois dans toutes les directions de l’espace et d’autres techniques passent par la photo. La macrophotographie ou la photogrammétrie, sont des méthodes moins invasives qui n’impliquent pas de creuser dans une section de bois. La photogrammétrie c’est une méthode de reconstruction d’un environnement 3D à partir d’une photo et de ses règles de perspective. Cela permet de reconstituer des reliefs… et d’apporter des données supplémentaires sur la surface du bois. Je ne vais pas rentrer dans les détails, mais ça vous donne une idée des possibilités d’analyse à partir du bois.
Une petite vidéo de méthodologie de l’université Laval pour mieux comprendre.
Applications :
Quelles sont les applications ?
Alors qu’est ce que ça donne comme informations aux scientifiques ?
Point vocabulaire : les scientifiques bois, ce sont les xylologues (un nom qui vient directement du terme “xylème”, les vaisseaux.)
En observant les cernes d’arbre, si on a l’intégralité de l’aubier, on peut déduire si l’arbre a été abattu au printemps ou en hiver… s’il est tombé lors d’une tempête et si oui, à quelle date. Cela peut donc renseigner sur la date et la façon dont sont exploités les bois : Si on connaît la date de construction d’une charpente et qu’on date le bois par cette méthode, on peut déduire que la plupart des bois de constructions étaient utilisés directement après abattage – et non pas séchés plusieurs années comme ce que l’on dit souvent.
Parfois il peut y avoir des surprises… car certaines pièces de bois peuvent être ré-employées pour d’autres ouvrages et les datations peuvent ne pas correspondre du tout à la date d’un lieu. Mais ça reste des informations intéressantes pour retracer des historiques de construction.
C’est grâce à cette méthode que les halles de Clisson ont été datés précisément – je peux vous mettre un lien vers une petite conférence dans laquelle un chercheur xylologue explique cette discipline et leur travail archéologique, de laquelle j’ai extrait quelques images pour ce dossier.
On y cite quelques exemples de datation d’oeuvres d’art également : comme celle de l’oeuvre anonyme anversoise “Le repos pendant la fuite en Egypte » daté à 1520 par l’histoire de l’art. La datation dendrochronologique permet d’affirmer que le bois utilisé est bien de la période entre 1507 et 1534 (6).
Si cette discipline a surtout été utilisée en archéologie pour dater des arbres “fossiles”, évaluer l’ancienneté d’une oeuvre ou d’une construction… on peut aussi utiliser ces informations contenues dans les cernes de bois en climatologie pour reconstruire des phases climatiques (sécheresse, périodes de froid, etc…), dans ce cas on parle de dendroclimatologie.
Il est possible de retracer des historiques de feux de forêts, de dégradation du bois par des pathogènes, des dynamiques de croissance au cours du temps… des données qui sont précieuses pour faire de la dendroécologie.
Les personnes qui tentent de retrouver des traces d’éruptions volcaniques ou autres phénomènes géologiques peuvent même se revendiquer de la discipline de la “dendrogéomorphologie”.
Une anecdote supplémentaire sur les applications pratiques de la dendrochronologie : l’étude de la faille de Cascadia, ayant provoqué en 1700 un séisme de magnitude 9. La date de ce séisme a été retracée en partie grâce aux cernes de thuyas géants de Californie, submergés dans l’eau suite à la catastrophe. Ces derniers s’arrêtaient à l’année 1699. L’histoire complète est relatée dans cet épisode de « Sur les épaules de Darwin »
A quel point tout cela est démocratisé ?
En France, la discipline reste assez récente et de ce que j’ai pu voir, une entreprise fait l’essentiel des datations de charpentes grâce à cette méthode. Ils ont d’ailleurs monté une base de donnée Dendrabase, dans laquelle vous pouvez retrouver les monuments qui ont été étudiés à la lumière de la dendrochronologie.
Cette discipline peut être utilisée pour expertiser des biens immobiliers, des monuments historiques, reconstituer des chronologies de chantier… bref, dès qu’il y a du bois, la dendrochronologie peut contribuer !
J’ai également trouvé un site suisse de dendrochronologie, où ils font pas mal de datation de bois sous marin dans les lacs : http://www.dendrochronologie.ch/. Comme le bois se conserve bien immergé, il doit y avoir des données sacrément intéressantes sous l’eau.
Au Québec on retrouve des laboratoires archéologiques spécialisés dans l’étude dendrochronologique de sites nordiques. Notamment le Groupe de Recherche en Dendrochronologie Historique. Tout cela témoigne du fait que cette discipline est encore bel et bien vivante !
Fiabilité et limites d’une datation dendrochronologique :
Evidemment, une datation dendrochronologique a quelques limites. Tout d’abord, la longueur de la séquence des cernes du bois. Plus l’échelle de temps couverte sur une échelle de référence est longue, plus c’est fiable.
C’est un peu comme si on comparait une séquence d’ADN à une autre. L’ADN est composé de autre briques, donc si vous cherchez un enchaînement, un motif de 20 nucléotides (les briques), vous aurez plus de chances pouvoir trouver une association formelle sur toute la séquence ADN que si vous n’aviez qu’un motif de 4 lettres.
Plus le nombre d’échantillons est grand pour une datation, meilleure elle sera. La qualité des calculs et le nombre de fois où une séquence apparaît sur les référentiels conditionnera également la précision de la mesure.
L’influence de l’homme est à prendre en compte : si un arbre subit un émondage (c’est à dire qu’on lui coupe les branches, sa croissance peut localement être impactée et donc sa datation (7).
Il y a également des limites temporelles. Avec des objets de bonne qualité, il est possible de remonter jusqu’au Mésolithique (-7000av JC) sur les échelles dendrochronologiques. La méthode ne permet pas d’aller plus loin puisque le boire finit par se détériorer.
Pour catégoriser les différentes datations, les dendrochronologues utilisent des niveaux de fiabilité : date acquise, provisoire, à risque ou non daté.
Enfin, il faut prendre en compte les limites géographiques de la méthode. En effet, s’il faut une alternance de “bois d’hiver, bois d’été” pour voir un cerne… ça veut dire qu’on ne peut dater que des arbres qui ont des variations de croissance saisonnière ? En gros, ça ne marche que dans les régions tempérées du globe, mais pas dans les régions tropicales. Certaines personnes ont travaillé sur le fait de déceler des variations dans la croissance en épaisseur liées à l’humidité. On peut ainsi, dans une certaine mesure voire des changements dans la croissance de certaines espèces tropicales entre la saison sèche et la saison des pluies. J’ai notamment trouvé un rapport de l’INRA de 2005 consistant en l’ évaluation de potentiel de la famille des Araucariacées afin d’étudier les climats de Nouvelle Calédonie.
Parenthèse botanique :
Les Araucariaceae c’est une famille de plantes un peu étrange dont l’origine remonte à 200 millions d’années et qui a explosé au Jurassique. Vous en connaissez peut être deux représentants actuels : le pin de Wollemi (Wollemia nobilis) et l’Araucaria araucana ou “pin du chili” qui est l’arbre emblématique national et que certains appellent “désespoir des singes”.
Je tiens d’ailleurs à corriger une idée reçue en passant : les grosses écailles de ses branches ne sont pas destinées à éviter les singes d’y grimper… premièrement parce qu’il n’y a pas de singes au Chili. Par contre c’est une adaptation qui permet de protéger les branches de la destruction par le feu. Les graines sont dispersées par des perroquets et des rongeurs et sont comestibles. “Araucana” vient directement du nom de l’endroit de la tribu mapuche qui en consommaient les graines.
Et le “désespoir des singes” est une traduction française imagée du nom anglais “Monkey puzzle tree” qui serait resté après son introduction en 1850 dans les jardins botanique anglais, où un éminent avocat anglais en conversation avec son pote proprio de jardin botanique aurait remarqué que “Un singe serait bien embêté pour y monter”. Je peux essayer de le faire avec l’accent : “It would puzzle a monkey to climb that”
Fin de la parenthèse botanique.
Amélioration de la datation
Certains laboratoires anglo-saxons vont plus loin et complètent l’analyse morphologique des cernes avec la dendroisotopie, c’est à dire l’analyse de la composition isotopique en oxygène et en carbone dans les cernes du bois, dans la cellulose du bois.
Les courbes de calibrage de dendrochronologie ont réciproquement permis de corriger certaines datations courtes au carbone 14. Celles-ci présument que la concentration en carbone 14 est constante, alors qu’il y a eu des variations au cours de l’histoire… j’ai même lu qu’il y avait eu un pic de concentration en carbone 14 entre 1950 et 1970 pendant la période où l’on réalisait des essais nucléaires dans l’atmosphère avant la guerre froide.
Question subsidiaire : L’herbe grandit-elle aussi en épaisseur ?
Depuis les années 1950, des équipes suisses se sont intéressées aux plantes herbacées (donc celles qui ne font pas de bois). Les plantes dites vivaces qui repoussent d’une année sur l’autre sont, elles aussi capables dans une certaine mesure de générer des cernes de croissance qui sont plus courtes et plus difficiles à mesurer. (Maximim 0,5mm de large). C’est ainsi qu’on a découvert que certaines bruyères étaient âgées de plus de 70 ans ! Pour retracer l’histoire d’espèces invasives, cela pourrait être utile et les variations climatiques pourraient être beaucoup plus marquées encore sur des herbacées. Une nouvelle discipline florissante pour les générations suivantes de xylologues ! (8)
Voilà, j’arrive à la fin de mon dossier, j’espère que ce petit voyage dans les cernes du temps vous a plu ! La dendrochronologie n’est pas un art divinatoire, mais bien une science !
Pour écouter d’autres épisodes passionnants sur toutes les sciences possibles, rendez-vous sur Podcast science !
Pour aller plus loin :
1. Martone, P. et al. Discovery of Lignin in Seaweed Reveals Convergent Evolution of Cell-Wall Architecture. Current biology : CB19, 169–75 (2009). (DOI : 10.1016/j.cub.2008.12.031)
2. Meyer-Berthaud, B., Scheckler, S. E. & Wendt, J. Archaeopteris is the earliest known modern tree. Nature398, 700–701 (1999). (DOI : 10.1038/19516 )
3. Raven, P., Evert, R., Eichhorn, S. & Bouharmont, J. Biologie végétale. (De Boeck, 2015).
4. Douglass, A. E. The Secret Of The Southwest Solved By Talkative Tree Rings. (Kessinger Publishing, 2010). (Pdf accessible ici)
5. Fletcher, J. Dendrochronology In Europe: Principles, Interpretations And Applications To Archaeology And History.
6. Fraiture, P. Contribution of dendrochronology to understanding of wood procurement sources for panel paintings in the former Southern Netherlands from 1450 AD to 1650 AD. Dendrochronologia27, 95–111 (2009). (DOI : 10.1016/j.dendro.2009.06.002)
7. Cook, E. R. The use and Limitations of Dendrochronology in Studying Effects of Air Pollution on Forests. in Effects of Atmospheric Pollutants on Forests, Wetlands and Agricultural Ecosystems (eds. Hutchinson, T. C. & Meema, K. M.) 277–290 (Springer, 1987). doi:10.1007/978-3-642-70874-9_20.
8. Schweingruber, F. & Poschlod, P. Growth Rings in Herbs and Shrubs: Life Span, Age Determination and Stem Anatomy. Forest Snow and Landscape Research79, 195–415 (2005).
En complément, un article de The Conversation sur la dendrochrologie.
Si cette discipline vous intéresse, vous pouvez également consulter ce manuel très accessible :
Lebourgeois, F. F. & Mérian, P. Principes et méthodes de la dendrochronologie. (2012).
Bonjour. Géologue à la retraite et passionné de sciences naturelles, j’apprécie beaucoup vos articles sur la biologie et la physiologie végétale. Cet article sur la dendrochronologie est très complet. Bravo et grand merci 😊
J’aimeJ’aime